Les choses humaines
Voici un livre qui m'a troublée dès les premiers avis lus. Il y a eu d'abord Nicole qui reconnaissait avoir été déçue par ce dernier roman de Karine Tuil paru chez Gallimard en cette rentrée littéraire. Puis Henri-Charles qui criait au coup de coeur (chose assez rare chez lui). Sur le site de Babélio, beaucoup s'accordent sur la qualité de l'ouvrage, mais il y a les autres, loin d'être majoritaires mais qui avouent leur désappointement, être restés sur leur faim. "Lis-le, m'a encouragé Henri-Charles. Fais-toi ta propre opinion."
Alors c'est ce que j'ai fait, achetant le roman sur une impulsion mercredi dernier et commençant à le lire de suite. Malgré la peur. Malgré tout ce que son sujet pouvait susciter en termes d'émotions en moi. Sa composition en trois parties m'a bien aidée.
On fait d'abord connaissance avec Claire et Jean Farel. Claire, 45 ans, est une essayiste brillante, connue pour ses prises de position féministes. Jean, plus âgé, 70 ans, est un journaliste reconnu dans sa profession, animateur d'une émission politique à la télévision. Un homme qui s'est "fait" tout seul et dont le statut social crée bien des jalousies et des envieux. Tous les deux ont un fils, Alexandre, âgé de 21 ans. Etudiant brillant, il est en passe d'entrer dans la très exigeante université de Stanford aux Etats-Unis.
Quand commence le récit, Claire et Jean viennent de se séparer, Claire ayant rencontré Adam Wizman, professeur de confession juive, avec qui elle a emménagé. Ce qui laisse toute latitude à Jean pour poursuivre sa liaison avec Françoise, également journaliste, tout en entretenant des aventures passagères. En ce début janvier 2016, Alexandre termine un court séjour passé en France. Il loge chez son père mais ce soir-là il mange chez Claire qui, alors qu'il s'apprête à finir la soirée chez des amis, l'incite à y emmener Mila, 18 ans, fille d'Adam, qui habite avec le couple depuis quelques mois.
C'est ce soir-là, suite à un bizutage, que le drame survient. Le lendemain, tandis qu'il boucle sa valise pour repartir aux Etats-Unis, la police vient arrêter Alexandre et le place en garde à vue suite à la plainte pour viol que vient de déposer Mila.
"Ils découvraient la différence entre l'épreuve et le drame : la première était supportable; le second se produisait dans un fracas intérieur sans résolution possible - un chagrin durable et définitif." Pour moi, cet extrait p. 160 dit tout. L'horreur de la garde à vue, le placement sous contrôle judiciaire puis l'emprisonnement avant le procès d'Alexandre deux ans plus tard. Mais aussi le poids immense que porte Mila et avec lequel elle doit vivre à présent. Sa honte, son dégoût d'elle-même, sa peur des hommes, son besoin vital d'être reconnue victime.
Cette histoire tristement banale, Karine Tuil (écrivain que je découvre ici) nous la narre en toute simplicité. Sans jamais tomber dans le mélo, elle expose les dégâts considérables que causent les réseaux sociaux. Et nous pose cette question essentielle. Quand? A quel moment, un homme devient-il violeur? Quelle part de responsabilité incombe à chacun ? Suite au mouvement #metoo et à l'affaire Weinstein qui ont libéré la parole des femmes, les avis sont partagés, parfois même très tranchés. Où se trouve cette fameuse limite du consentement quand l'attitude de l'une n'est pas vraiment affirmée et que les circonstances peuvent induire en erreur?
Si ce roman fort et nécessaire ne nous apporte pas la réponse, il nous invite à y réfléchir et à nous interroger. Et c'est déjà beaucoup.