Le bal des poupées
Il arrive que, bien qu'appréciant beaucoup un écrivain, son écriture, son talent de conteuse, la qualité littéraire de ses histoires, on freine un peu la lecture de son dernier ouvrage. C'est ce qui m'est arrivé avec ce "Bal des poupées" signé Hélène Legrais pour le compte des éditions Calmann-Lévy. Non pas que ce roman ne m'attirait pas mais bel et bien parce qu'inconsciemment il rouvrait certaine blessure secrète, bien enfouie, que je ne souhaitais pas particulièrement réveiller à ce moment de ma vie.
A tort bien sûr, parce que cette lecture s'est révélée, comme à chaque fois avec les romans d'Hélène Legrais, passionnante et riche d'enseignements à tous points de vue, historiques, sociaux et sur le plan de la narration.
Nous sommes à la toute fin des années 1960, à Perpignan où une grande partie de la population est employée l'usine de fabrication de poupées Bella. Les lectrices (et peut-être aussi les lecteurs) de ma génération se souviendront sans doute avoir possédé une de ces si belles poupées, ressemblant à s'y méprendre à des petites filles en miniature, avec de vrais cheveux, des yeux qui s'ouvraient et se fermaient et un corps au plus poche de celui d'un enfant, potelé, doux, qu'on ne pouvait s'empêcher de vouloir câliner. Une de ces poupées qui m'ont fait rêver pendant toute mon enfance, que j'ai "commandé" chaque année au Père Noël et demandé tout aussi souvent comme cadeau d'anniversaire et que je n'ai jamais reçue. Le prix, je pense aujourd'hui, a pu en être la cause. En tous les cas, une belle frustration pour moi...
A Perpignan donc, en cette année 1969, le rendement à l'usine est intense. Les poupées doivent toujours être plus belles et tout ce qui peut nuire à cette exigence de qualité est jeté dans une fosse face à l'usine : bras, jambes, têtes, chevelures, bustes ratés y attendent d'être recyclés.
C'est là que se retrouvent les ouvriers pendant leurs pauses. Et c'est là aussi que se croisent régulièrement Sylvie, une fillette défigurée, et Michel, garçonnet dont la douceur affichée provoque de terribles colères chez son père. Tous deux rêvent de posséder une de ces poupées. A leurs côtés, il y a aussi Patrick qui s'imagine en grand chef indien, Eliane vieille fille en mal d'amour et d'enfant, Soeur Eulalie qui récupère des jouets pour les petits Africains et, bien sûr ou hélas, des personnes cupides et malveillantes que la profusion de ces matériaux inutilisés attire forcément.
Tout ce petit monde gravite autour de cette fosse dans l'espoir d'y trouver un jour son bonheur. Certains se connaissent, se parlent, se soutiennent, s'entraident, se jugent, font preuve de solidarité ou d'indifférence avec comme unique perspective cette usine de poupées et ce qu'elle leur procure en termes de revenus, d'espoirs ou de rêves.
La vie pourrait continuer ainsi sans que rien ne vienne troubler ces rendez-vous tacites du quotidien. Mais ce serait compter sans l'imagination et le talent d'écrivain d'Hélène Legrais qui fait qu'un jour Michel disparaît. Dès lors l'inquiétude des premières heures cède très vite la place à la peur. S'agit-il d'une fugue provoquée par une énième crise de violence du père de l'enfant? Ou bien est-ce beaucoup plus grave? Et doit-on maintenant se méfier les uns des autres et tenir compte enfin du sentiment de malaise éprouvé parfois au bord de cette fosse sans parvenir toutefois à y mettre un nom?
Je n'ai pas besoin de vous dire que la lecture de ce roman m'a passionnée. La montée en force du récit, le rythme qu'y a insufflé Hélène Legrais, les émotions, les sentiments, l'analyse des comportements qu'elle y mêle et répand avec tact, délicatesse et authenticité et puis toute cette époque, aujourd'hui révolue, qu'elle nous rappelle sans oublier bien sûr l'histoire très documentée de ces poupées Bella, souvent imitées depuis mais jamais égalées. Tout ceci réuni contribue à faire un excellent roman à lire de toute urgence!