Un territoire
Elle, elle vit dans un cagibi humide coincé en bas de la maison. Eux, le Garçon et la Fille, qu'on devine être ses enfants, se partagent, l'un, la chambre de feu ses parents, l'autre, celle qu'elle-même partageait autrefois avec la Soeur. Pourquoi? Comment? On ne le sait pas. On ne le comprend pas. Une telle situation parait totalement hors normes, voire par certains côtés inhumaine. Et pourtant. C'est comme ça. Telle est la vie de cette femme désormais. Et ce qui a pu l'amener à cette vie d'exclue, de bonne à tout faire au service du Garçon et de la Fille, Angélique Villeneuve nous le dévoile sous sa plume nette et précise, brute et incisive, et terriblement belle dans ce roman paru en 2012 aux éditions Phébus, "Un territoire".
Quand j'ai vu ce roman à la médiathèque Simone de Beauvoir à Romans il y a quelques jours, quand j'ai lu la quatrième de couv', j'ai immédiatement su qu'il était fait pour moi et que je devais absolument le lire sous peine de passer à côté d'un très beau rendez-vous. Et pas seulement parce que ce roman c'est Angélique Villeneuve qui l'a écrit, même si cela a forcément compté dans cet emprunt impulsif. Mais parce que, inconsciemment, je savais que l'histoire de cette femme, laissée pour compte, tenue à l'écart de la vie de famille au simple motif qu'elle entend mal et de fait semble toujours avoir un temps de retard dans ses réactions face aux événements et faits quotidiens qui rythment la vie de famille, je savais que l'histoire de cette femme allait me toucher, et m'émouvoir sincèrement.
Le récit que nous offre ainsi Angélique Villeneuve comme un cadeau dont on déchirerait l'emballage petit à petit pour le découvrir peu à peu, pour mieux en savourer l'attente et en apprécier la découverte, ce récit s'apparente à un puzzle dont il faut essayer d'assembler chaque pièce, une par une, l'une après l'autre, pour qu'il nous apparaisse enfin dans sa totalité, dans toute sa brutalité, dans toute sa sensualité, dans toute sa beauté.
Je n'ai pas très envie finalement de vous expliquer le pourquoi du comment de cette histoire, de vous dévoiler ce que fut et ce qu'est la vie de cette femme, au sein de sa famille d'abord entre ses parents, la Mère omniprésente, le Père effacé presque absent, et la Soeur dont elle partage la chambre, Elle dans son lit en 90 cm, et sa cadette, jolie, attirant les garçons de son âge comme une fleur attire les abeilles qui viennent la butiner, qui, elle, jouit d'un lit plus large en 120 cm.
Je n'ai pas très envie non plus de vous révéler le secret qui pèse sur cette histoire et qui fait qu'à présent Elle vit au service du Garçon et de la Fille, confinée dans son cagibi dont elle ne sort que pour aller faire les courses au marché ou à l'épicerie du village, pour préparer les repas des deux enfants, désormais jeunes adultes, et pour faire le ménage, veiller à l'entretien de la maison.
Non, je n'ai pas très envie de vous parler de tout ça. Ce serait faire offense à ce récit magnifique et bouleversant qui n'a besoin que d'une chose : être lu.
Je préfère, et de loin, vous parler de la poésie qu'Angélique Villeneuve saupoudre sur ses mots, de la sensualité, du rapport au sang, au sexe, à la vie qu'elle crée par petites touches discrètes ou à grands coups d'assommoir, nous confrontant dès lors au mystère de la vie, à son incompréhension, à son injustice aussi.
Je préfère également vous parler de cette porte qui s'ouvre enfin sur ce territoire confiné pour aller vers un autre, plus vaste, plus large, celui de l'espoir, cousu, maîtrisé d'abord, avant qu'il nous soulève et nous emporte, loin, très loin...