Dans la mer il y a des crocodiles
Qui soutient que la lecture isole? Pas moi en tous cas qui me suis laissée séduire hier par la proposition de Sylvie, bibliothécaire, lorsqu'elle m'a mis d'office ce livre "Dans la mer il y a des crocodiles" entre les mains en me disant : "Tu vas voir, tu m'en diras des nouvelles!" Et de fait, cet ouvrage est classé dans les Coups de cœur de la bibliothèque annexe du Plan et j'avoue que c'est ce que j'ai également ressenti. Une émotion intense, un bouleversement fulgurant et un immense attachement pour ce petit Enaiatollah Abkari, afghan d'une dizaine d'années (10 ans? 11 ans? il ne sait pas) Enaia pour ses proches et ceux qu'il va côtoyer, et dont l'auteur Fabio Geda, Italien né en Turin en 1972, éducateur et collaborateur à La Stampa, retranscrit l'histoire pour les éditions Liana Lévi.
Naître hazara en Afghanistan, c'est être condamné à mort à plus ou moins longue échéance. C'est ce que comprend très tôt Enaia, orphelin de père et devant constamment faire attention à ce qu'il fait, ce qu'il dit, à qui, avec qui et comment. Les disparitions soudaines, les meurtres impunis ne se comptent plus tellement ils sont nombreux, commis par les talibans et les Pachtounes envers cette ethnie haïe. Alors pour éviter un tel destin à son fils, sa mère l'emmène jusqu'au Pakistan et, sur trois recommandations essentielles "tu ne te drogueras pas, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas" le laisse en lui souhaitant "Bonne chance!" Or, de la chance, Enaia va en avoir bigrement besoin et ne la trouvera pas toujours au moment où il en aura le plus besoin. Car ainsi commence pour lui un long et dangereux périple qui va le conduire jusqu'en Italie en traversant le Pakistan, l'Iran, la Turquie et la Grèce, à pied, dans la soute d'un camion coincé au milieu d'une cinquantaine d'autres personnes, clandestines comme lui, sur un canot pneumatique de fortune, toujours en travaillant sans relâche pour payer ses passeurs et sans jamais dévier d'un pouce de la ligne de conduite dictée par sa mère.
Ce périple qui va durer cinq ans, cinq longues années de souffrance, d'inconnu, de volonté, d'obstination, Enaia le conte comme une histoire ordinaire. C'est comme ça quand on est clandestin, qu'on n'a plus aucune identité, qu'on n'est plus qu'une marchandise, autant dire rien. Ce ne sont pas ses sentiments, ses émotions, ses ressentis qu'Enaia confie mais les faits, simplement les faits. Et c'est là que l'émotion, la nôtre, surgit, s'impose, nous envahit. Car comment rester insensible? Notre imagination, notre cœur, notre âme ne nous le permettent pas. C'est impossible, même si cet adjectif n'est pas français, ni italien a-t-on l'habitude de dire.
Ce récit, je ne peux pas le développer davantage. Il se lit. Comme un témoignage. Comme le témoignage de tant et tant de personnes, d'hommes, de femmes, d'enfants. Tous ces migrants qui quittent leur pays parce que leur vie y est en danger de mort. Contrairement à ce qu'on entend trop souvent et de plus en plus souvent, ils ne le font pas par gaieté de cœur, par plaisir mais bien au contraire parce qu'ils y sont contraints, parce que leur vie a encore une certaine valeur qui vaut la peine d'être sauvée, dussent-ils trouver en chemin la mort qu'ils fuient...
Ce récit, par mon travail, je l'ai entendu quelquefois. Je le crois. Et j'en ressens d'autant plus l'authenticité, le parler vrai, sans nuances, sans concessions, qu'il nous transmet.
Je pense avoir besoin de quelques jours pour m'en remettre. Ainsi que de cette affirmation, terrible : Dans la mer il y a des crocodiles...
J'intègre cette lecture au thème du mois du challenge Il Viaggio d'Eimelle puisque l'auteur, Fabio Geda, est turinois.
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